samedi 15 mars 2008

Cambodge - Appels à la mémoire

Phnom Penh

Il fait chaud à Phnom Penh, très chaud même. La température élevée ajoutée aux émissions polluantes des milliers de véhicules, l’atmosphère y est tout simplement suffocante. La circulation automobile semble totalement chaotique et désordonnée. Sans feux de circulation, sans code de la route apparent, sans hésitation, les gros VUS des nouveaux riches, les tuk-tuks et les innombrables scooters se partagent la chaussée dans un ballet des plus étonnant. Pourtant, depuis mon arrivée, je n’ai vu que trois accidents…



En se baladant dans la ville, il n’y a pas que la température et la pollution qui rend l’atmosphère lourde, le sombre passé aussi y contribue pleinement. Il y a tout juste trente ans, l’homme a basculé une fois de plus vers la folie, et c’est à Phnom Penh que tout a débuté. Au nom de l’idéologie communiste, le peuple cambodgien s’est entredéchiré. Pol Pot rêvait de transformer le Kampuchéa démocratique en une coopérative agricole dominée par les paysans. La restructuration qui s’en suivit fut la plus radicale et la plus brutale jamais tentée. Forcé à travailler aux champs, le peuple cambodgien fut réduit à des conditions d’esclavages. Toute opposition, résistance ou désobéissance entraînait une exécution immédiate. Libres-penseurs, intellectuels et dissidents étaient systématiquement éliminés. En un peu moins de quatre ans (1975-1979), deux des huit millions de cambodgiens avaient trouvé la mort aux mains des khmers rouges. Aujourd’hui, tous les cambodgiens possèdent une histoire personnelle marquée de souffrance, de tristesse et de douleur.



Les gens ici veulent oublier, tourner la page, regarder vers un avenir plus lumineux. Qui peut les blâmer ? Le génocide cambodgien est particulier dans la mesure où les martyrs et les bourreaux partagent la même ethnie, la même religion, la même culture, les même repas… Les khmers ont tué leurs propres frères. Tous les khmers ont soufferts, ils sont aujourd’hui tous victimes de ce tragique destin. L’heure est à la réconciliation. Ce n’est pas une tâche facile.

Au musée Tuol Sleng, on travaille dans ce sens. Ici, dans ce qui à jadis été le plus grand centre de détention et de torture du pays, on plonge véritablement au plus profond de l’horreur. La visite est éprouvante. Dans ces anciennes salles de classes transformées en cellules, on croirait voir les visages terrifiés, on croirait entendre les cris désespérés, on croirait sentir les flammes de l’enfer, on croirait goûter à l’inhumanité enfouie au fond de chacun de nous. Des milliers de photographies en noir et blanc forment une mosaïque de portraits, ceux des victimes et ceux de leurs tortionnaires. Ces derniers, de jeunes adolescents recrutés pour leur naïveté, leur malléabilité, leur cruauté… En regardant les visages de ces jeunes enfants, je ne peux m’empêcher de songer à mon projet Souvenirs d’enfance. Victimes ou bourreaux, c’est une génération complète de gamins dont l’enfance a été volée.



Les portraits des jeunes khmers rouges sont tapissés de graffitis haineux. Ces photos témoignent de l’épineuse problématique de la réconciliation entre anciens khmers rouges et les familles des victimes. Des graffitis en langue khmer, je peux comprendre le geste, il n’est pas toujours facile de pardonner l’impardonnable. Les appellations « enculé » et « sale pute » écrites en français par des visiteurs de passage, là je ne comprends pas. J’aimerais bien voir comment ces braves occidentaux auraient réagis dans pareille situation. Ont-ils déjà eu peur de la faim ? Ont-ils déjà senti un fusil braqué sur eux ? Auraient-ils eu le courage de mourir pour leurs idéaux ? Je me demande combien d’entre nous auraient été Khmers rouges ? C’est triste et effrayant, mais l’homme s’accommode à la torture lorsqu’il est du bon coté de l’horreur. Depuis le début des temps, Mars et Arès se font la guerre en partant d’un principe très simple : « C’est moi ou c’est lui ! ». Ces jeunes enrôlés, avaient-ils vraiment un autre choix ? La krama à carreaux rouge et blanc ou la mort… J’aimerais croire que devant un tel choix, l’homme préfère la mort, mais l’histoire m’a prouvé le contraire.

Pourquoi toujours le génocide ? On le sent, les cambodgiens en ont assez. Pourquoi ne pas parler de la culture, des arts, de la cuisine, de développement… de choses plus positives. Le temps viendra. Tout comme Kigali, Al Anfal, Srebrenica et Changil Tobaya , Phnom Penh porte toujours de profonds stigmates. L’historien et l’homme que je suis ne peut faire la sourde oreille devant deux millions d’appels à l’aide, deux millions d’appels à la mémoire.

2 commentaires:

Anonyme a dit...

Super intéressant tes derniers récits, cà nous uvre les yeux sur l,histoire du Cambodge..très émotionnant toutes ces histoires.....on a toujours hâte de te lire, on ne s,en tanne pas...au contrtaire...merci de nous ouvrir les yeux sur des pans d,histoires d,ailleurs...qu,on a tendance à oublier....A bientôt Olivier, Monique....

Catherine a dit...

D’un côté, l’absurdité d’un lointain génocide, tel que vu dans les livres, à la télévision, dans les journaux. Presque un fait divers, où les bons se démarquent facilement des méchants.

De l’autre, une tragédie multipliée plusieurs centaines de milliers de fois. Événements qui donnent le vertige lorsqu’on pense à l’expérience humaine qu’ils représentent pour tous les gens impliqués. Et qui fait un peu mieux mesurer notre chance de ne pas devoir traîner pareil souvenir dans notre mémoire, individuelle et collective.

Tu as bien raison, même si c’est difficile de l’admettre : quelle prétention que de juger de la conduite de l’autre dans des conditions aussi extrêmes! Croyons-nous vraiment que nous ferions mieux en pareilles circonstances? Saurions-nous vraiment mieux "choisir" notre camp? Moi aussi, j'en doute...

Merci pour cette belle réflexion sur le souvenir, la mémoire collective, l'histoire, l'humanité. Vraiment, quelle richesse que ce voyage, qui te laisse le temps de réfléchir, de t’étonner, de t’émouvoir!

À bientôt,

Ta cousine Catherine