Deux millions d’habitants, le 3/4 se déplacent à vélo, la moitié en pousse-pousse, et le 1/3 en rickshaws… La circulation ici est intense. Heureusement, les vaches sont absentes du portrait. En effet, la ville est en grande majorité de confession sikh. C’est d’ailleurs se qui explique ma présence ici. Amritsar est la ville la plus importante pour les sikhs. Au XVe siècle, un homme nommé le gourou Nanak y a posé les bases de cette religion. Rejetant le système de castes hindou et prônant l’égalité de tous, ses idées étaient fort avant-gardistes pour son époque. C’est donc avec beaucoup de curiosité et d’empathie que j’ai décidé de quitter les routes touristiques pour prendre la direction du Golden Temple (le Saint-Pierre de Rome de la religion sikh). Ce temple est bien plus que magnifiquement doré, il est un lieu d’accueil et de partage.

D’abord, on peut loger gratuitement (et modestement) dans une des bâtisses adjacentes et l’on peut aller se restaurer à la cuisine communautaire. Au menu : dal, riz en crème, chapati et ce, à volonté. Il suffit de se joindre aux centaines de sikhs assis par terre et de ne pas trop craindre la proximité de votre assiette avec les pieds de votre voisin. Le repas est tout aussi gratuit. Il est difficile d’imaginer endroit pareil chez nous. Des milliers de repas servis chaque jour par une véritable armée de bénévoles. Toutes les tâches sont réparties : le type qui distribue les fourchettes, celui qui les nettoie et celui qui va les porter au premier une fois propres. La cuisine est impressionnante. On y retrouve des hommes et des femmes roulant à un rythme infernal la pâte pour faire des chapatis ainsi que des cuisiniers brassant une quantité monstrueuse de dal dans d’immenses chaudrons.

Encore plus ahurissant, l’endroit où l’on fait la vaisselle. Dans un vacarme incessant, une centaine de personnes debout autour de longues cuves nettoyant assiettes, bols et ustensiles. Dans tous ces petits gestes, on retrouve la puissance de l’engagement communautaire. On sent bien que les bénévoles ici sont d’abord des pèlerins qui se font un devoir et une fierté de donner de leur temps pour la communauté. On ne peut pas rester indifférent devant pareille démonstration de partage. Ici, même les senteux sont les bienvenus, il suffit de respecter certaines règles qui régissent le temple : pieds nus et tête couverte par un turban ou un foulard (Avec ma barbe de deux semaines et mon foulard, je me fonds presque dans la foule!). C’est donc dans l’espoir d’en connaître davantage sur cette religion aux valeurs familiales et collectives que j’ai pris la direction du musée.

L’histoire du sikhisme y est retracée de manière troublante. Les sikhs sont des martyrs depuis le tout début. Les tableaux se succèdent, plus macabres les uns que les autres. Les horribles supplices s’enchaînent : chaudrons, scies, bébés… mon malaise s’accroit. Les sikhs sont plus que des martyrs, ils se présentent en victimes. Un souffre-douleur qui semble étaler fièrement ses malheurs. Les peintures ne semblent pas implorer : « Voyez, faites que cela n’arrive plus jamais! », ils rugissent aux oreilles des pèlerins : « Voyez, soyez prêts à vous défendre ». Car tout près des joyeux tableaux sont présentés des épées, des dagues, des obus, des missiles… Où va-t-on avec tout ça ? Que penser d’une religion qui malgré son sombre passé, est fascinée par les armes. Le kirpan n’est pas une arme vous diront-ils. Il reflète néanmoins le souvenir des martyrs et l’idée qu’en leur nom, le sikh se battra. Où va une religion dont la base est faite de violence, de pleurs et de sang ? C’est peut-être moi qui saisis mal le message.

Peu importe si je suis croyant ou non, je réalise ici que je suis chrétien. Que je le veuille ou non, je connais son système de valeurs, j’y adhère en grande partie, il a un certain sens à mes yeux. Ce que l’on ne connait pas nous parait souvent insensé. Après tout, qu’est-ce qu’un sikh peut bien comprendre du christianisme lorsqu’il est exposé aux épisodes sanguinolents de sa longue histoire : les premiers chrétiens livrés aux lions des arènes romaines, les Croisades, l’Inquisition, la Saint-Barthelemy, le Bloody Sunday… Je me demande bien ce qu’il peut penser d’une religion dont la base est faite de violence, de pleurs et de sang ? On peut bien lui expliquer les concepts de paix et d’amour de son prochain mais que retiendra t-il s’il voit le Christ ensanglanté sur la Croix.
